Le Docteur Frédérick Leboyer (1918-2017)

Hommage au Docteur Frédérick Leboyer (1918-2017)

Frédérick Leboyer est mort le 25 mai dernier à l’âge de 98 ans. Il est devenu célèbre en 1974 en publiant, aux éditions du Seuil, un petit livre intitulé « Pour une naissance sans violence », vite devenu un best-seller international et toujours édité aujourd’hui. Comme obstétricien, il a initié dans une clinique parisienne une manière “douce” d’accueillir le nouveau-né.

L’ouvrage, illustré de belles photos et assorti de considérations lyriques, fait sensation parce qu’il décrit les souffrances du tout-petit soumis aux protocoles hygiénistes en vigueur dans les maternités occidentales, et montre a contrario l’épanouissement des nouveau-nés accueillis dans la douceur. Le succès de cet ouvrage entraîne à la fois d’énormes résistances des professionnels de la naissance, dont les médias se font l’écho, et des demandes nouvelles de la part des “usagers” des maternités. Né en 1918 dans une famille de la bourgeoisie juive alsacienne, il fait des études de médecine à Paris, devient interne des hôpitaux, puis chef de clinique en chirurgie et en obstétrique à la Faculté de médecine. Il exerce d’abord comme accoucheur mondain dans une clinique de Neuilly, où il fait plus de 9000 accouchements selon les méthodes classiques et souvent en endormant complètement la parturiente. Il entreprend une psychanalyse au cours de laquelle il revit les traumatismes de sa propre naissance :
« J’ai eu une naissance atroce [il est né post mature et au forceps]. En la revivant, j’ai découvert que ce n’était pas par bonté que j’endormais mes accouchées. En les empêchant de souffrir, de crier, de hurler, c’est la souffrance de ma mère, ce sont ses cris, et mes cris à moi aussi que j’essayais d’effacer. Ce fut très dur de découvrir ça… très… (de Gramont, 1977) »
En même temps, il est conforté dans sa quête personnelle par la lecture du livre du viennois Otto Rank (1884-1939), Le traumatisme de la naissance (1924, trad. fr. par Samuel Jankélévitch, Payot, 1928) qui soutient l’idée qu’à la naissance, tout être humain subit un traumatisme majeur qu’il cherche ensuite à surmonter en aspirant inconsciemment à retourner dans l’utérus maternel. Il voyage en Inde, rencontre en 1962 le maître de yoga Svami Prajnanpad qui l’initie au Adhyatma yoga, et revient totalement transformé à Paris. « Sans l’Inde, ce livre [Pour une naissance sans violence, 1974] n’aurait jamais été écrit. L’idée ne m’en serait même pas venue. (Bideault, Martineau, 2017) » Il renonce alors aux accouchements mondains et décide de prendre des gardes de nuit une semaine sur deux dans une clinique conventionnée d’un quartier populaire du nord de la capitale. Il expérimente pendant sept ans, sans être dérangé, une nouvelle forme d’accueil du nouveau-né qui doit supprimer les traumatismes de la naissance. En 1970, il lit l’ouvrage du psychiatre américain Arthur Janov, The primal scream ; primal therapy : the cure for neurosis (New York, 1970) qui le conforte dans ses choix. En 1972, avant de publier son ouvrage, il veut être sûr que sa méthode n’est pas nocive pour les bébés et il demande à la psychologue Danielle Rapoport de pratiquer sur 1000 enfants nés dans cette clinique des “baby-tests“. Quand elle lui confirme que ces enfants vont bien, en 1974, il publie au Seuil son livre, Pour une naissance sans violence, qui a connu plusieurs éditions successives en français, toutes illustrées des mêmes belles photos en noir et blanc, soit, au total, plus d’un million d’exemplaires. En même temps paraît un petit film de 20 minutes, Naissance, réalisé par Pierre-Marie Goulet, quasiment muet, qui montre l’accueil par Leboyer d’un nouveau-né en temps réel. Le livre commence par détailler la violence faite au bébé lors d’un accouchement hospitalier :
L’enfant sorti, on l’attrape par un pied, on le laisse pendre, tête en bas. Le petit corps, à vrai dire, est glissant, tout recouvert d’une graisse épaisse et blanche. Il peut glisser, échapper et tomber. En sorte que la prise est bonne. Bonne… pour nous. Mais cet enfant, trouve-t-il agréable de se balancer ainsi dans le vide ? Il éprouve, à la vérité, un vertige sans nom, et cette angoisse qui revient avec les cauchemars où l’ascenseur traverse le plafond, ces descentes soudaines du sixième au rez-de-chaussée, chutes abominables quand le plancher vient, justement, à se dérober. Tous les vertiges, toutes les angoisses portent une même signature : la naissance. (Leboyer, 2008, 40-42).
Pour éviter ce traumatisme originel, Leboyer propose d’accueillir le nouveau-né dans le silence et la pénombre ; il n’a pas besoin de soins immédiats. Il doit être posé délicatement sur la poitrine de sa mère, être massé doucement, et y rester le temps qu’il s’habitue à son nouvel environnement. S’il est traité de la sorte, il ne crie pas. Le cordon ombilical est coupé quand il a cessé de battre. Ensuite l’accoucheur baigne le bébé dans une petite baignoire placée à côté de la mère. Au début, les mains de l’accoucheur le contiennent assez étroitement, comme dans l’utérus maternel, lui laissent peu d’espace, puis, peu à peu, en se guidant sur ses réactions, sur ce qu’il tolère, elles lui laissent de plus en plus d’espace, de liberté de mouvements. Et peu à peu, le bébé se détend, s’épanouit et ouvre les yeux. Ce bain à la naissance n’a pas de fonction hygiénique. Il permet au nouveau-né de retrouver un milieu aquatique sécurisant, dans lequel il peut sourire, comme le montrent les photos les plus étonnantes du livre. Pendant un an, en 1972-73, à la demande de Leboyer, Danielle Rapoport a testé, selon le protocole Brunet-Lézine, 120 enfants, âgés de un, deux et trois ans, nés « sans violence » dans la clinique où travaillait Leboyer. En 1975, elle publie les résultats de ces “baby-tests“ dans une revue savante, le Bulletin de psychologie de l’université de Paris. Sa conclusion est totalement positive :
Les résultats de cette enquête témoignent à la fois de la qualité du développement global de ces enfants et du bénéfice ressenti par les mères et les pères du fait des conditions psychologiques, vécues comme exceptionnellement favorables de ces naissances […] Les 120 enfants que nous avons examinés, – un, deux ou trois ans après cette naissance -, témoignent d’un développement psychomoteur et d’un comportement adaptatif global particulièrement évolués et équilibrés. […] La possibilité immédiate d’établir, pour la mère, une relation avec son nourrisson, – la qualité de la “présence“ de celui-ci et la précocité de sa réponse, – tous ces facteurs semblent avoir des retentissements en chaîne sur la suite des moments féconds vécus en commun par les parents et leur enfant. Un meilleur départ semble leur être donné, indépendamment de la multiplicité des expériences et la variété infinie des inter-réactions personnelles. […] les résultats de notre enquête […] s’ouvrent ainsi à des recherches plus approfondies sur l’influence du milieu dans les premières heures de la vie, l’importance des premières perceptions sensorielles, l’impact des premières modalités de relation. […] Aussi n’est-ce peut-être pas un hasard si, dans notre langue, « bien naître et « bien-être » s’entendent de la même façon…(Rapoport, 1975-76).
Après la parution de son livre, Leboyer cesse de pratiquer la médecine. Il donne sa démission, se fait rayer des listes du conseil de l’Ordre et s’inscrit à la Société des Gens de Lettres. Il fait des conférences et des formations, souvent accompagnées de travaux pratiques (sur le bain, sur les massages) dans plusieurs maternités (Pithiviers, Auxerre, Rouen, aux Lilas). Il publie de nombreux livres : entre autres, en 1976 Shantala. Un art traditionnel, le massage des enfants, en 2007 Célébrer la naissance, et plusieurs livres sur son maître de yoga Svami Prajnanpad. Il vit de ses droits d’auteur et de ses conférences. Pourquoi ce retrait ? il semble qu’ayant résolu le problème du traumatisme de sa propre naissance, il n’ait plus eu besoin de faire de recherches. Il pense désormais qu’une sage-femme suffit aux côtés de la femme qui accouche et qu’il faut interférer le moins possible entre la mère et son bébé.
LA RÉCEPTION DU LIVRE DE LEBOYER
Les obstétriciens, presque tous hostiles à la « méthode Leboyer », sont les premiers à réagir. Obsédés par les techniques et l’idée de sécurité, ils ont peu de connaissances en psychiatrie, psychanalyse, éthologie. Appelés par les médias pour donner leur avis sur le livre, ils sont très critiques et acceptent mal la remise en cause implicite par Leboyer des procédures hospitalières et des examens à la naissance. Danielle Rapoport, elle-même attaquée pour son évaluation positive des bébés Leboyer, se souvient :
Le réquisitoire de Leboyer allait à contre-courant d’une dynamique encore fragile pour eux : celle de l’hypertechnicité obstétricale en marche face à la douleur, face à la peur de la mort toujours possible, face à l’angoisse de l’anomalie, du handicap […] nous sommes régulièrement encore confrontés à cette dynamique du tout ou rien, où il reste difficile de faire coexister sécurité et accueil, technicité et respect des premières interrelations parents-bébé, rentabilité et intimité (Rapoport, 2006, 37).
En 1977 […], seules les interventions de Bernard This et de Françoise Dolto, dont les émissions de radio et les livres rencontraient alors une audience inespérée, m’ont aidée à supporter le scepticisme, voire le mépris, de certains médecins. Paradoxalement, la violence de ces derniers m’a permis de me mettre à leur écoute, de comprendre les multiples enjeux qui justifiaient ou alimentaient leurs réactions et qui sont souvent intriquées : blocages émotionnels, priorités de carrière, investissements opposés. Dans une moindre mesure et sous des formes plus subtiles, ils sont encore à l’œuvre dans bien des cas… (Rapoport, 2006, 37-39)
Même les promoteurs historiques de l’accouchement sans douleur aux Bluets (les docteurs Vellay, Cheynier, Chadeyron), pourtant ouverts à de nouvelles manières de naître, se méfient de cette méthode qui semble faire la part trop belle à la psychanalyse, dont ils ne voient pas l’utilité (Caron-Leulliez, George, 2004).
Autres oppositions, du côté des féministes qui ont des avis partagés sur le livre. Inspirée par des obstétriciens très critiques, la journaliste Françoise Tournier du magazine Elle défend les femmes avec cette phrase-choc : “Accoucher dans le noir, nous refusons“. Et s’adressant à Leboyer, elle écrit : « Faites un autodafé de vos livres. Et l’on vous oubliera vite, Monsieur Leboyer. » On trouve aussi beaucoup de mauvaise foi chez Marie-José Jaubert qui, dans son livre Les bateleurs du mal-joli (1979), critique l’accouchement sans Douleur et englobe dans la même réprobation la naissance sans violence. Elle reproche surtout à Leboyer de nier le rôle de la mère : Leboyer est arrivé pour saisir, baigner et accueillir l’enfant-roi, éliminer et maudire la femme prison devenue folle, libérer l’enfant et lui permettre de se réaliser enfin pleinement. Et tout logiquement, on a laissé s’amplifier la rumeur qui disait que les “enfants Leboyer“, comme on les nomme, étaient plus heureux, plus équilibrés, plus intelligents que les autres. Une psychologue, Danielle Rapoport, a même effectué une étude sur ces enfants Leboyer. On a dit que l’étude confirmait bien tout cela. En fait, l’enquête est si floue qu’aucune conclusion ne peut en être tirée […] Leboyer est tout simplement allé chercher dans la panoplie de nos grands-mères ce que d’autres médecins, au nom du scientisme, avaient jeté aux orties. Et cette panoplie contenait quelques principes simples qu’il a su redécouvrir : cette attention, ces caresses, ce bain, cet accueil joyeux, signes d’une humanité retrouvée. Voilà l’aspect positif de la méthode. Mais Leboyer a tué la mère […] la haine de la femme éclate à chaque page du livre de Leboyer (Jaubert, 1979, 175).
D’autres femmes, au contraire, ont été touchées par l’attention de Leboyer au bien–être du bébé. Certaines ont voulu avoir un nouvel enfant pour pouvoir vivre une naissance sans violence.
LES DISCIPLES DE LEBOYER
Un des premiers est Bernard This (1924-2016). Il est médecin (mais fait peu d’accouchements) et surtout psychanalyste. Adepte de l’accouchement sans douleur dans les années 1960, secrétaire de Françoise Dolto de 1960 à 1972 pour sa consultation à Trousseau, il a été, dans les années 1970, un des pionniers du changement de regard sur le nouveau-né. Dès 1972, son livre Naître rencontre (sans les connaître) les préoccupations du livre de Leboyer, qui paraît deux ans plus tard. En 1977, il publie Naître et sourire, pour défendre Leboyer contre ses détracteurs. Le 6 janvier 1979, avec Françoise Dolto, Bernard This crée La Maison Verte, lieu d’accueil alternatif des enfants avec leurs parents, où l’on pratique une nouvelle forme d’approche psychanalytique des tout-petits. Ensuite, dans les années 1980, il est séduit par l’haptonomie de Frans Veldman et devient un de ses plus ardents propagateurs (à la différence de Leboyer qui n’en voyait pas l’intérêt). Très tôt, dès les années 1960, il milite aussi pour un rôle accru du père au cours de la grossesse et de l’accouchement (Morel, 2013, 117-123). Etienne Herbinet est un des rares obstétriciens qui met en pratique la méthode de Leboyer. Après avoir terminé ses études de médecine et son internat à Paris en 1974, il travaille jusqu’en 1978 comme obstétricien à Baudelocque, puis à Saint-Vincent-de-Paul, où les grands patrons sont peu sensibles à la naissance sans violence. C’est la lecture du livre de Leboyer qui déclenche en lui une prise de conscience et l’amène à changer radicalement sa pratique :
Dans les années 1960, nous n’étions pas choqués, lorsque l’enfant naissait, que la sage-femme ou l’auxiliaire de puériculture le saisisse par une cheville (on le tient bien, ça ne glisse pas), tête en bas (c’était peut-être l’idée de favoriser le premier cri et la respiration), qu’on coupe le cordon qui se tendait entre lui et sa mère, qu’on l’emmène immédiatement, hurlant, vers une pièce voisine pour le désobstruer, le tester, le mesurer, le peser, l’emmailloter, toujours hurlant, pour le mettre au chaud dans un berceau chauffant. On ne le ramenait à sa mère que quelques heures plus tard. Et les séparations continuaient en suites de couches où la mère n’avait pas le droit de prendre elle-même son bébé, dans un berceau derrière la vitre qui l’en séparait, même si elle l’allaitait et qu’il hurlait. C’était l’habitude. C’est comme ça qu’on avait coutume de faire. Frédérick Leboyer a attiré notre attention sur cette violence. Il nous a montré qu’il était possible d’accueillir le nouveau-né de manière plus humaine, avec davantage de respect. Parmi bien d’autres accoucheurs, j’ai eu la curiosité de voir de quoi il s’agissait, d’essayer… Et ma pratique a définitivement changé (Herbinet, 2011).
N’ayant pas la possibilité à Saint-Vincent de Paul d’aller plus loin dans ses recherches autour de l’accouchement, il part pour Auxerre où il dirige la maternité entre 1979 et 1985. Là, avec son équipe, il met en pratique une démédicalisation raisonnée de l’accouchement (pas de monitoring ni de perfusion « pour garder une veine » systématiques, liberté de déambulation pendant le travail, etc.). Il étend l’esprit de la naissance sans violence aux suites de couches (la mère reprend toute sa place pour s’occuper elle-même de son bébé, secondée par les puéricultrices qui changent de rôle) et inaugure une modification radicale des comportements autour de l’allaitement (Morel, 2013, 139-151).
D’autres obstétriciens favorables, comme Pierre Boutin, exercent à la maternité des Lilas, maternité alternative fondée en 1964 par des partisans de l’accouchement sans douleur qui avaient travaillé auparavant à la polyclinique des Bluets (Caron-Leulliez, George, 2004, 133). C’est, semble-t-il, sous la pression de couples qui avaient lu le livre de Leboyer que la naissance sans violence y est introduite. En particulier, c’est une future mère (qui avait milité auparavant pour l’avortement au MLAC) qui apporte aux Lilas la petite baignoire et exige qu’on baigne son nouveau-né. Aux Lilas, on est très favorable à la présence des pères et on leur donne très vite le pouvoir de couper le cordon et ensuite de donner le bain, ce qui n’était pas prévu par Leboyer. Autre haut lieu de la naissance sans violence : l’hôpital de Pithiviers, où le service de maternité est dirigé de 1962 à 1985 par le chirurgien Michel Odent (né en 1930). Au départ, l’hôpital accueille 200 naissances par an, accompagnées par des sages-femmes. Odent ne fait que les césariennes. Préoccupé par les blocages pendant le travail de certaines parturientes, il pense que cela vient du passage (relativement récent) de l’accouchement à domicile à l’accouchement à l’hôpital. Il s’efforce de supprimer les peurs engendrées par l’hospitalisation. Dès les années 1960, il développe de nouvelles manières d’accoucher (dans l’eau, grâce à une piscine gonflable ; en chantant (chant prénatal) ; en prenant diverses positions dans une salle “sauvage“, ou “comme à la maison“ ; avec le père). En 1972, il lit Naître de Bernard This avec intérêt, et, en 1974, Pour une naissance sans violence. Des années plus tard, il raconte ainsi sa rencontre avec Leboyer :
Je me suis trouvé personnellement impliqué dans le « phénomène Leboyer » dès son début parce que Frédérick Leboyer, après s’être exprimé publiquement, a immédiatement cessé d’exercer la médecine. C’est ainsi que certaines femmes ont cherché une maternité en accord avec ce qu’elles avaient lu. Un événement significatif a été une petite annonce dans le journal Libération. Le texte en était : « Cherche une maternité chouette en accord avec les écrits de Leboyer. » La réponse du journal : « Va faire un tour à Pithiviers et tiens-nous au courant. » Comme Pithiviers se trouve entre Paris et Orléans, le recrutement de notre maternité s’est vite diversifié. C’est ainsi que nous avons attiré des femmes qui avaient été profondément touchées par l’œuvre du poète accoucheur. Ayant eu des échos de ce qui se passait dans notre maternité, Frédérick Leboyer est venu nous rendre visite, d’abord en 1975. C’est ainsi que j’ai côtoyé un personnage charismatique, fascinant, souvent imprévisible et parfois déroutant. Aujourd’hui, je peux constater que, dans certains pays, le nom de Leboyer reste bien connu parmi les jeunes générations. En Allemagne, par exemple, je suis encore occasionnellement présenté comme un « disciple de Leboyer ». L’impact de son œuvre est énorme, mais restera sous-estimé, parce que difficile à quantifier. Cela ne peut que satisfaire Frédérick Leboyer qui n’a aucune sympathie pour le langage statistique. (L’Enfant et la vie, 2017, p.19)
En 1976, il publie Bien naître, au Seuil, dans lequel il expose le projet d’une révolution obstétricale écologique pour “mettre fin à l’oppression technique dans les maternités“. Il s’ensuit un débat avec les grands patrons de l’obstétrique, dont Claude Sureau qui lui répond par Le danger de naître (Plon, 1978).
Au total, les « maternités Leboyer » sont une vingtaine en 1984. Ce sont plutôt de petites structures que de grands hôpitaux universitaires qui restent tenus par des mandarins hostiles à la naissance sans violence. Outre Michel Odent à Pithiviers, Pierre Boutin aux Lilas, Etienne Herbinet à Auxerre de 1979 à 1985, on peut citer Max Ploquin (1930-2012), médecin généraliste analysé par Lacan, devenu accoucheur à la clinique Montaigne à Châteauroux, Jean Fallières à Toulouse, Claudine Bronner à Lannion, Catherine Baret au Pertuis (Vaucluse), Paul-Emile Tourné à Céret, Pierre Bertrand à Saint-Cloud, Mme Vittoz à la clinique Sully à Maison-Laffite, Sylvain Yannotti et Jean-François Husson à la clinique des Vallées à Châtenay-Malabry… La naissance sans violence ne peut être pratiquée que si le chef de service ne s’y oppose pas. Pour cela, il lui faut réfléchir aux excès entraînés par l’obsession de l’hygiène et la sécurité, dans laquelle il a été formé :
Il n’est plus nécessaire actuellement d’insister sur le fait que ces modalités d’accueil du nouveau-né ne posent aucun problème sur le plan de la sécurité, pour peu qu’elles soient supervisées par des équipes sérieuses, étant entendu qu’un nouveau-né qui en aurait besoin serait immédiatement pris en charge selon les techniques les plus modernes. En fait, au contraire, certains gestes qui étaient auparavant pratiqués immédiatement en routine, comme l’aspiration nasopharyngée ou le passage d’une sonde pour vérifier la perméabilité de l’œsophage, étaient facteurs de déséquilibre, alors que les mêmes gestes pratiqués si besoin plus tard, avec douceur, sont bien mieux supportés par l’enfant (Herbinet, 2011).
Voici comment une jeune gynécologue-obstétricienne lyonnaise, Pascale Marmonier, décrit sa rencontre décisive avec la naissance sans violence : Jeune externe, j’ai fait mon premier accouchement à l’Hôtel-Dieu à Lyon en 1969. A l’époque, on affirmait que les bébés ne sentaient rien. Il fallait les voir les sœurs ! Si le bébé n’allait pas bien, elles le prenaient, clac, une bonne claque dans le dos ! Quand vous êtes jeune, vous vous dites que c’est une façon de les faire démarrer…Puis le livre de Leboyer est sorti. Beaucoup de médecins ont crié « C’est un charlatan ! » et dans les milieux hospitaliers, c’était la rigolade. Pour moi, ça a été une révélation. Pour la première fois, on s’intéressait au bébé. Je suis partie travailler à la clinique des Minguettes (69), et très vite, en 1978 je pense, on s’est mis à donner un bain-plaisir aux nouveau-nés. C’était notre côté Leboyer. Un moment de joie, de rencontre avec les parents. (L’Enfant et la vie, 2017, p.18)
Le passage à la naissance sans violence dépend aussi du dynamisme des sages-femmes dont beaucoup ont été les instigatrices des premiers essais. À Nice, c’est l’une d’entre elles qui a convaincu l’obstétricien Bernard Séguy, pourtant très opposé au départ. A Saint-Vincent de Paul, haut lieu de la clinique la plus exigeante, l’esprit et les gestes de la naissance sans violence étaient passés dans les mœurs des sages-femmes depuis 1976, mais pas encore le bain. De plus les sages-femmes manquaient de repères théoriques. Après avoir assisté le 17 juin 1977 au colloque Naître… et ensuite ? (qui a été publié dans le premier numéro des Cahiers du nouveau-né), dans la nuit qui a suivi, certaines d’entre elles, spontanément, « pour essayer », ont donné pour la première fois un bain à un nouveau-né, dans un berceau en plexiglas détourné de sa fonction.
Certaines maternités ne pratiqueront jamais la naissance sans violence. D’autres en feront une mode, un produit d’appel sans avoir changé fondamentalement leurs pratiques. Dans les services où elle est mise en pratique, la naissance sans violence bouscule la hiérarchie médecins/sages-femmes et parents/personnel hospitalier, les couples de parents prenant parfois l’initiative des changements. La pratique de la naissance sans violence atténue les oppositions entre le monde de usagers et celui des professions sanitaires, et permet souvent que s’instaure entre eux une fructueuse collaboration. La renommée de Leboyer, entretenue par les succès de ses traductions étrangères, s’étend à de nombreux pays, à commencer par le Canada, la Suisse et l’Allemagne, comme le raconte Raphaela Hoyer, sage-femme allemande :
J’avais 17 ans lorsque j’ai eu Pour une naissance sans violence entre les mains. Cette lecture m’a décidée à devenir sage-femme et à travailler comme le livre le préconisait. Cela fait maintenant 30 ans que j’accompagne des accouchements à domicile. J’ai suivi des séminaires animés par Frédérick Leboyer. Sans lui, je ne sais pas si j’exercerais encore : il a toujours su me rappeler à quel point la façon dont on naît est essentielle et qu’il fallait poursuivre ce travail. Aujourd’hui, les femmes manquent de confiance en elles, elles ont peur, sont éloignées de leur propre corps. Ces peurs sont accentuées par leur entourage, par la société, par le monde médical. En Allemagne, un tiers des naissances se fait par césarienne : on ne fait pas confiance à la vie ! Transformer la naissance en une opération, ça a des conséquences dont on prendra conscience un jour. (L’Enfant et la vie, 2017, p.18)
Le succès du livre, ainsi que les attentes de couples qui veulent faire naître leurs enfants dans un climat apaisé, ont eu pour conséquence que la naissance sans violence a été interprétée par chacun à sa manière. Par exemple, Leboyer préconisait d’attendre que le sang ait cessé de battre dans le cordon avant de le couper ; les obstétriciens étant généralement opposés à cette lenteur, on a supprimé cette attente.
Plus significatif encore est le fait que le père soit devenu un acteur central de la naissance sans violence, alors qu’il est absent du livre : Leboyer est seul avec le bébé et sa mère (qui ne l’intéresse guère) ; c’est lui qui coupe le cordon et donne le bain. La présence du père en salle de naissance a pourtant été encouragée dès les années 1950 par les pionniers de l’accouchement sans douleur et s’est ensuite répandue dans de nombreuses maternités dans les années 1960. Ensuite, en 1970-90, on a donné comme mission aux pères de couper le cordon ombilical et de donner le premier bain. Si certains pères de l’époque étaient demandeurs, d’autres ont été plutôt embarrassés devant ces nouvelles fonctions, qui nécessitaient une certaine habileté manuelle et qui instauraient un nouveau rituel qui n’avait plus rien de commun avec ce qui s’était fait ici, autrefois et ailleurs dans le monde.
Aujourd’hui, plus de 40 ans après la parution du livre de Leboyer, la naissance sans violence est oubliée. Si on pose toujours les nouveau-nés sur le ventre de leur mère, on ne les baigne plus à la naissance (on s’est aperçu qu’ils ont d’abord besoin de téter et de rencontrer un regard). Dans les années 1980, la péridurale l’emporte progressivement dans presque toutes les maternités, associée parfois selon les lieux à l’haptonomie, à la sophrologie, au chant prénatal, aux accouchements dans l’eau. Avec la généralisation de la péridurale (contre laquelle Leboyer militait à la fin de sa vie, car elle coupait dramatiquement le fœtus des sensations de sa mère), l’attention s’est portée à nouveau sur la mère aux dépens de l’enfant. La naissance sans violence, en changeant la manière d’accueillir le nouveau-né, a participé au vaste mouvement de fond qui, dans les années 1970-80, a permis de considérer le bébé comme un sujet à part entière, une « personne », selon le titre de l’émission à succès de Bernard Martino en 1984.
En particulier, c’est à la suite du mouvement initié par Leboyer (mais sans lui) qu’a pu se développer le Groupe de recherches et d’études sur le nouveau-né (GRENN) qui a produit de 1978 à 1989 les huit numéros des Cahiers du nouveau-né. Dans une démarche pluridisciplinaire, ces ouvrages ont exploré de nouvelles approches, entre autres autour de l’accueil du nouveau-né, de l’éveil de ses sens, des conditions de son allaitement, du lien avec son placenta (Herbinet, in Morel, 2013, 139-151).
Marie-France Morel
http://www.societe-histoire-naissance.fr/spip.php?article139

https://www.youtube.com/watch?v=H-ZQQBkOMAU : montage d’extraits de films et d’interviews de Frédérick Leboyer.
http://www.lenfantetlavie.fr/articles-gratuits/62-frederick-leboyer-le-revolte-de-la-naissance.html (son dernier interview, daté du début de l’année 2017).
La Naissance, une révolution, film de Franck Cuvelier, Compagnie des Phares et Balises (2011).
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THIS B. (1975), Naître… et sourire. Paris : Aubier-Montaigne.
THIS B. (1981), Le père, acte de naissance. Paris : Seuil.
THIS B. (1982), La requête des enfants à naître. Paris : Seuil.